Les différentes facettes du trouble dissociatif de l’identité
Avec Louison Lume
Par Margot Duga
11 novembre 2024
@dissociationtraumatique
Après quelque temps, Beyond our Mind est de retour avec une nouvelle interview, cette fois en compagnie de Louison Lume, diagnostiquée du TDI (trouble dissociatif de l'identité). Louison nous éclaire sur ce trouble marqué par la présence de plusieurs identités distinctes, appelées "alters", chacune ayant ses propres souvenirs, émotions et comportements. Issu de traumatismes subis durant l’enfance, elle décrit le TDI comme "les morceaux d'un vase éclaté qui, ensemble, forment l'identité de la personne".
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Pour commencer, peux-tu nous expliquer ce qu'est le trouble dissociatif de l'identité (TDI) et comment il se manifeste dans ta vie quotidienne ?
Le TDI (trouble dissociatif de l'identité) est un trouble dissociatif complexe, et non un trouble psychotique ou de la personnalité. La dissociation correspond à une déconnexion de l’instant présent, comme être "dans la lune" ou absorbé par un livre. Mais quand cette dissociation devient excessive, elle peut provoquer des symptômes comme la dépersonnalisation (se sentir irréel) ou la déréalisation (percevoir le monde comme irréel).
Lorsque ces symptômes répondent à des critères spécifiques, on parle de trouble dissociatif. Le TDI est la forme la plus extrême, caractérisée par des discontinuités dans la conscience de soi, la mémoire, et les pensées. Les différentes parties d'une personne atteinte de TDI peuvent avoir leur propre identité, souvenirs, goûts, et comportements, avec des barrières entre elles.
Les deux principaux symptômes du TDI sont la présence d'états de conscience distincts prenant le contrôle du corps et des amnésies significatives. Le TDI est souvent lié à des traumatismes répétés dans l'enfance, même si tous les traumatismes précoces ne mènent pas forcément à ce trouble.
Dans la vie quotidienne, cela se manifeste par des comorbidités (comme le trouble borderline ou l'anxiété), des conflits intérieurs, des oublis fréquents, une instabilité émotionnelle, des pertes de contrôle, des fluctuations de capacités, et des symptômes physiques. La notion du temps est souvent perturbée, ce qui rend l'expérience difficile et parfois effrayante, surtout au début.
À travers mes recherches, j’ai découvert que le TDI se manifestait également par la présence d’alters. Combien d’alters distincts as-tu au total, et comment décrirais-tu chacun d’entre eux ?
Il y a différents types de parties, allant de simples "fragments" à des alters plus développés. Je ne connais pas tout le monde, mais je peux parler des principaux. Je préfère rester vague pour des raisons de sécurité. Je ne vais pas décrire les parties jeunes, mais je peux évoquer brièvement les adultes. Il y a une alter très protectrice, mais aussi très agressive, réagissant souvent par la colère, surtout face à l'injustice. Elle est intrépide, mais cela peut nous mettre en danger. Paradoxalement, bien qu’elle ne supporte pas la fragilité des parties enfants, elle est la meilleure pour les défendre.
Un autre alter protecteur est très froid et distant, ne s’intéresse pas aux relations sociales. Par contre, une autre alter est très sociable et capable de s'adapter dans la vie quotidienne, au point où on pourrait croire qu'il n'y a aucun problème. Le dernier alter adulte est organisé, cherche à tout comprendre et s’occupe de la santé mentale et de la communication entre les différentes parties.
Ce qu’on appelle les “fragments”, eux, sont moins développés, contenant souvent une émotion ou un mécanisme précis. Certains fragments sont "suicidaires", d’autres portent des éléments des agresseurs, qui peuvent parfois nous assaillir de l'intérieur. C'est un peu comme si chaque alter avait ses propres fragments accrochés à lui. Au lieu d'un noyau central avec des fragments autour, comme dans le trauma complexe, nous avons plusieurs noyaux, chacun avec ses fragments.
Comment chacun de tes alters s'est-il développé ? Y a-t-il des événements ou des situations spécifiques qui sont susceptibles de déclencher l'apparition d'un nouvel alter ?
Je vais parler pour moi et pas pour toutes les personnes concernées. Les alters ont l’air d’avoir des mécanismes d’adaptation très différents, et semblent s’être développés pour répondre à un contexte plutôt que pour un simple événement détaché du reste. Je ne peux pas vraiment dire comment ils se sont développés. Je sais juste qu’il y a besoin de vivre en société et de faire semblant donc une partie est là pour le faire, qu’il y a besoin de s’organiser et de travailler donc une autre a développé ces capacités, et qu’il y a besoin de se défendre soit par la colère et l’attaque soit par l’évitement et le mépris, et que deux parties ont pris ces mécanismes. Chaque partie renferme des périodes entières de vie, et de nombreux événements traumatiques (parfois les mêmes, parfois non, ça dépend si elles étaient là au moment où c’est arrivé). Elles peuvent aussi prendre des éléments différents d’une même situation ou d’un même événement. Par exemple, j’ai une partie qui pour un même événement porte la culpabilité et une autre qui porte la colère.
Parmi deux parties enfants, il y en a une qui a pris certaines choses des violences (au niveau des ressentis, de la perception) et une autre qui a pris tout l’inverse. Ça permet aussi je pense de garder un semblant de cohérence et de ne pas mourir parce que ça n’a aucun sens par exemple d’aimer quelqu’un qui est parfois très gentil et parfois très méchant, ou de ressentir à la fois des choses positives et de la terreur pendant les violences.
Comment le nom de chaque alter est-il choisi ? Y a-t-il un processus particulier ou une signification derrière chaque nom, ou est-ce que cela se fait de manière spontanée ?
Ça dépend vraiment des alters. Pour certains c’était très naturel, ils s’appelaient comme ça et c’est tout. Pour d’autres, on a réfléchi au prénom parce qu’ils n’en avaient pas, c’était une façon de pouvoir les identifier plus facilement, mais il fallait que le prénom leur convienne. Par exemple, il y a une partie qui s’appelle “Ava”, et c’était le nom d’une musique qu’on écoutait tout le temps à l’époque où elle était là. Il y en a une autre qui s’appelle “Violette”, et on a choisi ce prénom parce que dedans il y a “viol” (et qu’elle a vécu les viols) et “ette” qui signifie petite, parce que c’est une enfant.
Peux-tu nous expliquer comment se fait-il que pour certaines personnes atteintes du TDI, les alters ne se perçoivent pas comme "humains" ?
Il peut y avoir plusieurs raisons, mais c’est facilement explicable. Comme le TDI se développe dans l’enfance, il prend racine dans l’imaginaire de l’enfant. Si l’enfant regarde des dessins animés avec des animaux, des dragons, etc. il sera influencé. Il prend à l’extérieur ce qui peut l’aider à survivre. Si s’identifier à un dragon l’aide à se sentir moins impuissant par exemple, alors il va s’y identifier. Ça peut aussi venir de quelque chose de plus métaphorique : le fait de se sentir “mort” à cause des traumatismes peut donner un alter qui se considère comme un fantôme, ou le fait de se sentir traité comme un animal peut donner un alter qui se considère lui-même comme un animal. Quand on a subi des violences de la part d’humains, ça ne donne pas non plus envie de faire partie de l’espèce humaine, alors un alter peut se considérer comme non-humain, c’est encore une fois un mécanisme de protection.
Personnellement je n’ai pas d’alters non humains, j’ai seulement un “fragment” qui correspond au chien de mon enfance. Je me sentais en sécurité avec lui et je l’aimais très fort. Il ne prend pas le contrôle du corps, mais quand les parties enfants sont tristes ou seules, elles peuvent ressentir sa présence, comme un manteau de chaleur.
Comment gères-tu les transitions entre les différents alters au quotidien ? Y a-t-il des stratégies ou des techniques que tu utilises pour “faciliter” ces transitions ?
Il est possible de passer d’une partie à l’autre sans même s’en apercevoir, ce qui peut être fluide et inconscient. Parfois, cela peut se produire de manière rapide et brutale, ou, au contraire, je peux rester dissociée longtemps, incapable de bouger ou de parler jusqu'à ce qu'une autre partie prenne le relais. Ce qui est le plus difficile, c'est quand une partie inadaptée apparaît dans une situation inappropriée, comme une partie enfant au travail ou une partie protectrice agressive qui risque de tout casser.
En ce qui concerne l’amnésie, je fais souvent semblant, même si je ne sais pas toujours ce que je fais là ou ce qui a été dit par l'autre personne. Le contrôle est généralement absent. Je n'ai pas de techniques spécifiques pour faciliter les transitions, mais j'essaie d'amener la "bonne" partie, souvent avec de la musique. Par exemple, pour aller au travail, j'écoute la musique d'une partie adaptée durant le trajet, espérant qu'elle prenne le relais. Le simple fait d'arriver au travail, un "trigger" pour cette partie, aide souvent à la faire apparaître.
Une autre stratégie est de se faire passer les unes pour les autres, imitant la partie adaptée, même si cela ne fonctionne pas pour toutes les parties. On essaie de limiter les dégâts et de masquer la dissociation autant que possible. Parfois, on tente de bloquer les switchs, mais cela demande énormément d’énergie, et une fois seule, cela peut "exploser" encore plus intensément.
Comment les personnes autour de toi réagissent-elles à ton TDI et à la présence de tes alters ?
J’en ai parlé à très peu de personnes, et j’ai choisi des personnes qui n’allaient pas me rejeter ou s’en servir contre moi. Je l’ai dit à mes amis proches, à ma conjointe, et aux professionnels de santé qui me suivent. Je dis que j’en souffre, j’explique en quelques mots ce qu’est le trouble, mais j’en reste là. Je ne présente pas mes parties, je ne les décris pas ni rien, pour me protéger, et parce que ça me met très mal à l’aise. Les personnes autour de moi acceptent mais on en parle très peu, voire pas du tout.
Concernant la présence des alters, soit ils ne s’en aperçoivent pas, soit ils le voient mais font “comme si”, pour ne pas me mettre mal à l’aise. Je dirais que le plus compliqué à accepter pour certaines personnes de l’entourage proche, ce sont les parties enfants… ce qui fait mal au cœur de ces parties qui ne se sentent pas les bienvenues et qui se sentent obligées de rester cachées.
Existe-t-il un traitement spécifique, que ce soit par médication ou thérapie, pour apprendre à mieux gérer le TDI ?
Au niveau de la médication, il y a des traitements pour les comorbidités : des anti-dépresseurs, anxiolytiques, régulateurs d’humeur par exemple, mais pas de traitement pour le TDI en soi. Au niveau de la thérapie, je pense que le plus important c’est déjà de commencer par accepter les parties, par apprendre à les connaître et à communiquer avec elles. Plus généralement, c’est la thérapie axée psychotrauma qui va aider, puisqu’on peut considérer le TDI comme un trauma complexe poussé à l’extrême. En travaillant sur les traumatismes, on travaille aussi sur le TDI. Le but de la thérapie est avant tout de s’accepter, d’apaiser les conflits, de réduire les barrières entre les parties, pour éviter les amnésies, les pertes de contrôle, les désaccords trop violents etc. Ce n’est pas le fait d’être “multiple” qui est un problème, en réalité, c’est le fait d’avoir des amnésies, de ne pas s’entendre entre les parties, de perdre le contrôle, d’avoir des traumas, etc.
S'il y en a, peux-tu nous parler d'une expérience positive ou d'un aspect bénéfique du TDI ? Y a-t-il des façons dont tes alters t'apportent du soutien ou t'aident à faire face aux défis de la vie quotidienne ?
Moi, ce qui m’aide ou qui m’a aidée, c’est qu’on prenne en considération toutes les parties, même celles que je rejette. Qu’on me dise qu’elles ont toutes le droit d’exister, et qu’on comprenne ensemble leur fonctionnement.
Concernant les aspects bénéfiques du TDI, il y en a quelques-uns. Parfois j’ai peur de guérir parce que j’ai l’impression que c’est le TDI qui me permet de me défendre, de survivre même. Je me dis que sans les parties protectrices, on serait totalement vulnérable comme quand on était petite, ou que sans la partie sociale on ne pourrait pas s’adapter en société et faire semblant, etc. Donc ça me rassure de savoir que certaines parties ont les capacités de nous protéger, même si elles ne s’y prennent pas toujours de la bonne façon. J’aime aussi le sentiment de puissance et de protection lorsque la personne en face de nous ne sait pas “qui on est”. C’est pour ça qu’on ne donne pas les prénoms ou qu’on ne dit pas qui est là. C’est comme une protection de plus.
Pour conclure, quels sont les principaux préjugés que tu rencontres souvent sur le TDI et que tu aimerais démystifier ?
Pour commencer, le TDI existe réellement. Il est présent dans les différents manuels de diagnostics (DSM, CIM). C’est un mécanisme logique quand on se penche sur la question, ça n’a rien d’extraordinaire. Ce n’est pas de la schizophrénie : les parties dissociées existent. Il n’y a pas une partie principale et d’autres secondaires, qui ne sont pas “soi”. Comme les morceaux d’un vase éclaté, certains sont gros, d’autres plus petits, mais ils appartiennent tous au même vase et forment ensemble l’identité de la personne. Ensuite, on ne peut pas réduire le TDI à une “mode”. Il y a toujours des troubles “à la mode”, mais ça ne veut pas dire que les personnes concernées mentent ou que le trouble n’existe pas, c’est juste qu’on en parle davantage. Ce n’est pas parce que certaines personnes se trompent de diagnostic ou inventent que tout le monde ment.
Ensuite, ce n’est pas un trouble rare (1,5 à 3% de la population est concernée), et n’est pas toujours parfaitement “visible”. Chez seulement 6 % des personnes atteintes de TDI, les changements d’alters et les différences sont facilement perceptibles de l’extérieur. Le TDI n’est pas un trouble dangereux non plus, nous ne sommes pas des tueurs en série. Comme pour tout, il peut y avoir des personnes violentes ou dangereuses, mais le TDI en soi ne fait pas de nous quelqu’un de mauvais ou de violent.