Identité culturelle et santé mentale : Témoignage d’une personne autochtone
Avec Keyaan Charlie
Par Margot Duga
17 juin 2024
@baby._sloth
“J'ai peur de ne pas être reconnu comme Kalinago lorsque je retourne en Dominique, ou de ne pas être considéré comme véritablement Français ici en France.” C'est le ressenti de Keyaan Charlie, originaire de Dominique qui est arrivé en France après avoir été adopté. Dans cette toute nouvelle interview, K.C partage son expérience en tant qu’autochtone (*) appartenant à la communauté Kalinago (*), son parcours d'adaptation dans un nouveau pays, ainsi que les défis auxquels il a été confronté en matière d'identité culturelle et de santé mentale.
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Tu es né en Dominique, où vit une importante population autochtone appelée les Kalinagos, puis tu es arrivé en France après avoir été adopté. Peux-tu nous parler de ton parcours en tant que Dominicais en France et de ton expérience d’adaptation dans un tout nouveau pays ?
À mon arrivée en France, j'ai rapidement été confronté à une grande confusion identitaire. J’ai été coupé de ma culture et du climat tropical de la Dominique après mes 3-4 ans, donc j'ai dû me réadapter à environnement totalement différent. La première chose est que j’ai dû camoufler mon accent dominicais et adopter l'accent local pour mieux m'intégrer. Mon apparence physique "typée" a aussi suscité beaucoup de remarques blessantes sur ma couleur de peau et mes traits. On m'a déjà dit que ma peau était "noire mais trop claire" et que je ressemblais "un peu à une personne asiatique" à cause de mes yeux bridés. Une autre chose qui m’a frappé c’est que beaucoup confondent la Dominique avec d'autres îles des Caraïbes, ce qui m’a montré à quel point le monde avait un manque de connaissance sur ma culture d'origine.
En France, mes croyances et mes façons de penser ont parfois été marginalisées, et l'histoire enseignée à l'école a souvent ignoré les souffrances spécifiques des peuples autochtones. On me parlait beaucoup de l’esclavagisme et de la traite négrière comme un sujet sombre de “mon” histoire alors que le véritable sujet douloureux qui me concernait directement était le chapitre sur le génocide de Christophe Colomb que les manuels préféraient nommer “la découverte de l’Amérique”.
Malgré ces défis, j'ai trouvé du réconfort dans l'exploration de la culture française, en apprenant la langue, les coutumes régionales, l’art et toutes les différentes traditions.
Comment as-tu vécu le fait d'avoir grandi dans une culture différente de celle de tes origines ?
En grandissant entre deux cultures, j'ai ressenti un fort sentiment de dualité. D'un côté, j'appréciais la culture française et j'étais devenu un peu bobo. De l'autre, en tant que Kalinago, je découvrais mes origines et je cherchais à en savoir plus sur mes racines. Cette dualité s'est accentuée avec le temps, et aujourd'hui, alors que je suis sur le chemin d'un diagnostic du Trouble Bipolaire, ça me fait sourire parce que je me rends compte que je possède vraiment deux facettes : une française et une Kalinago.
Ce qui a le plus affecté ma santé mentale, c'est d'avoir été coupé de ma culture et de mon île d'origine. Retracer mon histoire et ma généalogie m'a rempli de fierté, mais m'a aussi laissé avec le sentiment que je ne pouvais compter que sur moi-même et que je n‘étais pas à ma place.
Le fait de ne pas avoir grandi dans ma culture m'a donné l'impression d'avancer sur un chemin qui n'était pas le mien. Je me suis senti étranger dans mon propre pays, en apprenant d'abord à connaître les autres cultures plutôt que la mienne. Ca a créé un vide identitaire et une quête de soi constante, accompagnés du syndrome de l’imposteur et du sentiment d’être orphelin et livré à soi-même. J'ai souvent ressenti le besoin de m'adapter à mon environnement en changeant mes traits physiques pour mieux m'intégrer, ce qui a eu un impact significatif sur ma santé mentale.
As-tu rencontré des défis spécifiques liés à ton identité culturelle et à ton adoption qui ont particulièrement influencé ton bien-être mental par la suite ?
Tout simplement le fait de remplir des formulaires administratifs est un vrai défi pour moi. Quand il s'agit de mettre les informations sur mes parents adoptifs dans les cases "père" et "mère", ça devient douloureux. Ce n'est pas à cause d'eux, mais plutôt parce que mes parents biologiques, qui sont aussi une partie de moi, ne sont pas reconnus sur ces papiers, comme si on leur enlevait toute existence. C'est comme si on me disait que j’étais orphelin, et ça me fait beaucoup de mal de me dire que mes papiers “mentent” en disant que je suis “né de” personnes qui ne m'ont même pas donné naissance. Ça joue beaucoup dans mes phases de dépression. Me dire que je suis orphelin depuis des années et des années et qu'on m'a menti sur ma vie et mon histoire.
Comment les questions liées à l'identité, à l'appartenance culturelle et au racisme ont-elles affecté ton estime de soi ?
Les questions autour de mon identité et de mon appartenance culturelle m'ont profondément touché, notamment à travers le syndrome de l'imposteur. Je suis constamment en proie au doute, je me demande souvent si je suis vraiment qui je prétends être. J'ai peur d'être un imposteur, de ne pas être reconnu comme Kalinago lorsque je retourne en Dominique, ou de ne pas être considéré comme véritablement Français ici en France. Pendant longtemps, j'ai été confus par rapport à qui j'étais, et même si j'ai évolué là dessus, il reste encore des zones “floues” dans mon histoire. Le terme "Kalinago" est devenu une ancre émotionnelle pour moi, me reliant à ma famille, mes ancêtres et mon île d'origine. A cause de mon passé, mon estime de moi-même est fragile. J'ai peur qu'on me retire cette identité, ayant été confronté à des mensonges et à des secrets qui ont altéré ma perception de moi-même. Ce n'est pas tant le racisme qui a affecté mon estime de moi, mais plutôt le mensonge et les cachotteries, qui m'ont coupé de ma propre culture et de mon histoire.
Si tu te sens à l'aise, pourrais-tu nous raconter un moment où tu as été confronté au racisme ou à la discrimination ? Comment cette expérience a-t-elle impacté ta santé mentale ?
Une expérience marquante de racisme que je souhaite partager concerne une prof d'EPS au collège. Pendant trois ans, j'ai été confronté à des discriminations flagrantes dans ses cours. Elle commençait souvent les séances sans moi, en fermant la porte du gymnase à clé devant moi, ce qui me faisait perdre beaucoup de temps. Ensuite, elle me reléguait à des tâches insignifiantes pendant les activités sportives, en disant que j’étais inapte à jouer avec mes camarades. Elle disait des trucs du style “Le prochain que je vois jouer avec Charlie, il est collé. Charlie est nul, il ne vous fera jamais monter dans vos niveaux”. Même lorsque j'étais bon dans un sport, elle me notait toujours très bas, du coup je jouais seul contre un mur, avec une balle et sans raquette jusqu'à ce qu’elle change de sport. Bien évidemment, les lettres qui demandaient de ne plus l’avoir en prof l’année d’après étaient rejetées, et je me suis retrouvé ostracisé du reste de la classe, une fois même avec une autre élève qui elle était d’origine tunisienne. Cette prof était connue pour être raciste mais tout l’établissement la protégeait.
C’était l’une de mes pires expériences racistes mais surtout, l’une de mes pires expériences d’injustice. Suite à cette expérience de 3 ans tout de même, je haïssais les cours d’E.P.S et les appréhendais toujours même des années après. Tout ce harcèlement de la part de l’administration de mon lycée et de ma classe a déclenché un burn-out pendant l’année du bac et a renforcé cette impression de devoir me débrouiller seul dans la vie.
Aujourd'hui, comment fais-tu face au racisme et à la discrimination ? Quelles stratégies utilises-tu pour surmonter ces expériences et préserver ton bien-être ?
Pour les réseaux sociaux, c'est simple, j'ai restreint les commentaires. Ça fait déjà un tri même si je ne suis pas à l'abri de recevoir des DMs désobligeants.
Dans la vie de tous les jours, hors réseau, j'évite tout simplement certains sujets lorsque je ne suis pas certain du degré de “sécurité” que je peux avoir avec mes interlocuteur.ice.s.
Aujourd'hui, je suis plus dans la dynamique de “couper court” plutôt que dans celle d'encaisser et de prendre sur moi. J'ai encore un peu cette tendance à prendre sur moi pour ménager, éduquer et sensibiliser les gens, mais je ne me force plus. Quand je sens que ça me coûte, je coupe court.
De quelle manière penses-tu que les professionnels de la santé mentale pourraient mieux comprendre et soutenir les personnes issues de minorités ethniques ?
Je pense que c'est tout d’abord en interagissant avec des personnes concernées, en les écoutant et en les prenant en compte en mettant tous préjugés de côté. Il faut partir du principe qu'on ne sait rien et qu'on vient pour apprendre. Pour moi, les concerné.es doivent être écouté.es et entendu.es.
Pour conclure, quelles ressources ou formes de soutien penses-tu être les plus utiles pour les personnes autochtones ou issues de l'adoption, qui rencontrent des difficultés par rapport à leur santé mentale ?
Les groupes de paroles en non-mixité. Sans vouloir faire du communautarisme, je trouve qu'il est vraiment important d'avoir des moments de paroles avec exclusivement, des interlocuteur.ice.s concerné.e.s. Dans la vie de tous les jours, on est constamment dans des interactions mixtes, des échanges avec des non concerné.e.s qui nous exposent à des violences, des remarques et des agressions de tout type. Souvent, ces remarques sont pour moi non valables car les gens qui les prononcent n'ont aucune idée de la véracité de leurs propos. La plupart du temps, ces personnes ne sont même pas éduquées sur le sujet et veulent juste donner leur avis (alors qu'on ne le leur a pas toujours demandé).
Alors afin d’être mieux écouté.e et entendu.e, je pense qu’il est important d’en parler avec des gens qui s’y connaissent aussi bien que nous, qui peuvent avoir du recul et une véritable expérience à apporter, un discours authentique. Et pour ça, le mieux serait d’assister à des groupes de paroles non-mixtes.
(*) N.B : Anciennement appelés “Caribs” par les colons, les Kalinagos viennent originairement d’Amérique du Sud. Ils constituent la tribu survivante des Arawaks précolombiens, dont l’origine remonte à environ 3000 avant J.-C.
(*) : L'identité autochtone est liée à l'origine ethnique, culturelle et historique d'une personne, et non seulement à son lieu de résidence actuel. Les liens avec la culture, les traditions, la langue restent des éléments centraux de l'identité autochtone.